Quand des nomadeuses se rencontrent et parlent ... de leur vie en mouvement (4)
Quelles sont tes plus grandes joies, tes moments de plénitude, mais aussi ce qui t'est le plus pénible dans ce mode de vie ?
Sylvie: Pour la plénitude, c'est le contact avec la nature ... le plus pénible, c'est la solitude, l'isolement ... J'ai cru que j'allais faire plein de rencontres, mais j'en suis revenue: les gens te voient passer mais ça s'arrête là ... Une fois j'en avais marre d'être seule, j'étais en pleine nature, et j'avais envie de boire une bière mais il n'y avait personne pour trinquer avec moi, alors je me prends quand-même une bière et je crie à tue-tête "à la tienne" en tendant mon verre, comme ça, dans le vide ... et là, incroyable, il y a une nana qui débarque, surgie de nulle part !!! Je l'ai invitée, et pendant trois soirs de suite elle est venue me voir ... elle faisait un stage et était dans un gîte pas très loin ... mais tu vois, c'est hyper éphémère, ça me gave à la fin, peut-être que c'est plus facile à pied ...
Lalla: ... à pied, tu es hyper vulnérable, et comme tu le sais, à pied, pour dormir, tu ne cherches pas ton point de chute pendant une heure ... tu demandes plus facilement aux gens ... quand tu bivouaques en forêt, des fois tu n'as pas envie d'être sous la flotte, ou juste, ce jour-là, tu as besoin de manger chaud ou de prendre une douche, alors tu demandes et souvent tu reçois de la bienveillance ... j'ai fait beaucoup de belles rencontres comme ça: tu ne perds pas de temps à parler de la pluie et du beau temps, tu vas à l'essentiel, et là, il se passe des choses intéressantes ...
Sylvie: Pour dormir je préfère être complètement planquée pour être en pleine sécurité ... les gens me disent "T'as pas peur des animaux?" Non, j'ai peur des humains ...
Lalla: Ha, ha, moi c'est pareil, on me la pose souvent cette question ... de nuit, en forêt, en pleine nature, tu n'as rien à craindre des animaux, mais des humains, tu ne peux jamais être sûre ...
Sylvie: J'en ai marre de devoir toujours être en vigilance par rapport aux humains, pour les vols, les agressions ... il ne m'arrive jamais rien, car j'ai de l'intuition ... enfin si, une fois je me suis fait braquer dans mon camion ... mais ça m'agace tellement d'avoir cette méfiance des humains ...
Lalla: Moi aussi c'est la solitude qui a le plus pesé ... mais paradoxalement, tu dois toujours t'adapter aux autres ...
Fanny: Oui, tu dois toujours t'adapter à toutes les personnes que tu rencontres ...
Sylvie: ... ça m'a donné cette qualité ...
Lalla: ... eh ben moi ça me pèse à la longue ...
Sylvie: Quand je voyage en stop, je me dis "Ce soir, une nouvelle maison, une nouvelle culture" ... c'est initiatique, ça t'oblige à lâcher tes repères ...
Fanny: Pour moi, c'est une richesse de m'adapter, mais des fois je ne suis pas assez vigilante et à l'écoute de mes besoins (rythme de vie, alimentation, etc ...) et du coup, il y a des moments où je ressens que je ne me respecte plus ...
Sylvie: Et c'est comme ça que tu apprends à dire "non" ... quitte à être virée ... j'ai vécu ça dans un ranch au Nouveau Mexique: ils voulaient tous me convertir à la Bible et quand au bout d'un moment j'ai dit clairement "non, ça suffit", c'était quitte ou double pour moi ... eh bien après, c'était super ... pour la nourriture, des fois c'est dur, mais des fois tu peux aussi faire les courses et préparer le repas ... Des fois tu arrives dans des endroits en phase avec tes besoins, et des des fois non ... et là, j'accueille, ça fait partie du jeu ...
Lalla: Souvent, il y a un moment où tu sens que tu n'es plus la bienvenue, et ça, ça me met en insécurité ...
Sylvie: J'ai souvent remarqué que la moyenne, c'est deux jours ... au-delà, c'est comme si tu sentais mauvais ... tu sais le proverbe " Au premier jour, tu es reçu comme un roi, au second .... " [???]
Angélique: "au troisième jour, le mort empeste" ...
Fanny: En couch-surfing, en général, je passais 2 ou 3 nuits au même endroit, mais plusieurs fois il est arrivé que je reste jusqu'à 3 semaines ... mes hôtes étaient devenu(e)s de super ami(e)s, et même c'était comme une base pour moi, où je pouvais revenir me poser un peu ...
Sylvie: ... ça nous met drôlement dans l'instant présent tout ça ...
Fanny: Oui, il faut toujours être hyper ouverte à tout ...
Sylvie: ... oui, en multidimension ... c'est pour ça, que moi, une maison, ça m'étrique, alors que le voyage, ça m'ouvre les ailes ...
Sylvie dans le Grand Canyon
Fanny: Quand je me suis arrêtée, il y a deux mois, après six années de voyage, ça a été très inconfortable: je me suis trouvée à moitié déprimée, en plus c'était l'hiver ... ça m'a ramenée à plein de questions par rapport à ce pour quoi tu es là, dans cette incarnation, ta mission de vie ... ça m'a amené des questions aussi par rapport à l'Etre et le Faire ... En voyage, tu ne te poses pas ces questions, tu suis le flot ...
Angélique: Quand tu n'as pas d'argent, cette question se pose ...
Fanny: J'avais bossé avant de partir, et ensuite j'avais très peu de besoin, et je faisais du woofing dans des fermes ...
Lalla: Je n'ai jamais eu d'angoisses par rapport à l'argent ... moi c'est de ne pas savoir où je vais dormir le lendemain qui me met en insécurité ... sauf quand je suis sur le Chemin de Compostelle ...
Sylvie: Moi j'anticipe toujours un peu ...
Lalla: Je suis consciente d'avoir choisi cette vie, mais pas tant que ça en fait: j'ai grandi comme ça ... mais j'ai surtout peur de me scléroser, j'ai besoin de bouger ... ce qui est contradictoire, c'est que j'ai toujours eu le besoin de bouger avec l'envie de me poser ... Il y a une sorte de schyzophrénie là-dedans ...
Sylvie: Ce que je ressens toujours c'est "Si tu arrêtes le mouvement, tu meurs" je me demande s'il y a quelque chose au niveau de mes ancêtres ...
Photos d'Angélique, Amérique du sud
Lalla, Sylvie, Angélique et Fanny sont nomades depuis des années ... Lalla depuis plus de dix ans il me semble (Lalla, tu corriges si erreur ...) . Elles ont eu le temps à la fois de savourer leur liberté, d'endurer les difficultés de ce mode de vie et prendre un certain recul sur les idées que l'on peut s'en faire ... Moi, j'ai vadrouillé pendant 18 mois, et je me suis posée, avec toutes ces réflexions que j'avais exposées dans ce billet ... on y retrouve beaucoup de choses vécues par mes amies nomades ... ainsi que cette ambivalence entre besoin de bouger, d'être en mouvement, et de se poser ... vous penserez peut-être "mais c'est simple, elles se posent et elles partent quand elles veulent" ... oui, mais pas si simple ... dès qu'on parle de se poser, surgit une forme d'angoisse: où ? comment ? il y a tellement de lieux possibles, de façons possibles ... et si on fait erreur ? Quand on fait erreur en tant que nomade, on plie bagage aussi vite qu'on s'est posée ... s'engager dans une location, co-location, voire dans un achat (le fantasme de son-lieu-totalement-véritablement-à-soi ...) implique tant de choses qui ne s'accordent pas forcément avec l'état d'esprit nomade ...
à suivre ...